Depuis le début de l’année 2020, des crises majeures se succèdent et s’entremêlent. D’après votre analyse, quels sont les liens entre ces multiples crises et les marchés mondiaux de matières premières ?
Nous avons effectivement connu – ou connaissons – depuis le début de l’année 2020 cinq crises majeures. Toutes liées, d’une façon ou d’une autre, aux marchés mondiaux de matières premières, elles sont très largement interdépendantes et expliquent la situation économique et politique que nous vivons aujourd’hui en Europe. La première de ces crises est bien évidemment sanitaire et si, au stade de la neuvième vague, une forme de « normalité » s’est installée, elle détermine encore aujourd’hui en large part la dynamique des prix de l’énergie et des métaux industriels. La deuxième crise est de nature agricole. Elle n’est pas récente, mais l’été passé nous a rappelé sa force. La sécheresse a touché de nombreuses régions du monde dont l’Europe bien sûr, ce qui a lourdement pesé sur les rendements agricoles, je pense notamment au maïs ou aux pommes de terre. Cette sécheresse frappe bien plus durement les régions les plus fragiles : la Corne de l’Afrique (Éthiopie, Kenya, Somalie) a également connu l’une des pires sécheresses des quarante dernières années, avec 21 millions d’habitants en situation d’insécurité alimentaire élevée.
Ceci m’amène à évoquer une troisième crise, géopolitique. Je veux bien sûr parler de la guerre en Ukraine. Les marchés mondiaux de matières premières, reflet de ces tensions géopolitiques majeures, ont fortement réagi, l’Ukraine et Russie sont des exportateurs majeurs pour un grand nombre de matières premières, pétrole et gaz naturellement, mais également maïs, blé, aluminium, nickel, titane ou palladium. Exacerbant l’insécurité alimentaire mondiale, la guerre en Ukraine fut également le catalyseur d’une quatrième crise, énergétique. La Russie a exporté 167 milliards de m3 de gaz vers l’Europe (au sens large) en 2021 pour une consommation totale de 571 milliards et une production européenne de 210 milliards. C’est donc dire l’extrême dépendance dans laquelle nous nous trouvions vis-à-vis de Moscou. L’urgence était de pallier la cessation progressive des livraisons russes, avec un point d’orgue atteint fin août 2022. Il n’y a pas véritablement de pénurie pour celui qui est en mesure de payer le prix de la rareté et c’est en réalité ce que l’Europe fit avec le prix du TTF, la référence gazière pour l’Europe continentale, qui a atteint à cette période des niveaux records. Avec cette élévation des prix du gaz est venue celle des prix de l’électricité, en raison de l’étroite connexion entre ces deux marchés, ce qui, malgré le reflux important des cours, nous amène à une cinquième crise, celle industrielle et économique que connait l’Europe.
Depuis le début de la guerre en Ukraine, la stratégie européenne consiste à recourir massivement au gaz naturel liquéfié pour assurer un approvisionnement gazier suffisant et passer l’hiver. Or, l’importation de GNL est loin d’être une solution à long terme. Selon vous, quels sont les risques que comporte de cette politique d’importation ?
Il fallait effectivement, coûte que coûte, nous assurer d’un stockage suffisant en amont de l’hiver et ceci imposait de recourir massivement au gaz naturel liquéfié (GNL) en provenance des Etats-Unis et du Qatar dans une moindre mesure. Ceci appelle plusieurs remarques. En premier lieu et bien que les Etats-Unis soient un partenaire historique de l’Europe, les effets géopolitiques de cette nouvelle dépendance ne peuvent être ignorés, notamment au regard de la rivalité qui les oppose à la Chine et du positionnement que doit avoir l’Europe à cet égard, mais également de l’Inflation Reduction Act décidé par l’Administration Biden. Il est important de rappeler, en deuxième lieu, que le marché du GNL reste particulièrement versatile. En 2022, l’achat de GNL par l’Europe s’est fait dans un contexte d’une demande d’importation relativement faible de la part de la Chine. Toute demande accrue de ce pays – premier importateur mondial de GNL en 2021 – aurait, en 2023, un effet significatif sur les prix gaziers européens, les flux allant là, pour les transactions spot, où la rémunération est la plus grande. Il faut mentionner, en troisième lieu, que la quasi-totalité des structures de liquéfaction américaines se trouvent en Louisiane ou au Texas et sont donc exposées à un risque d’évènement météorologique extrême, alors même que chacune d’elles représente chacune une part significative des exportations mondiales. La diversification des approvisionnements gaziers qu’offre le GNL reste, en quatrième lieu, relative dans la mesure où pour avoir du méthane, il faut des méthaniers, que nous en manquons, et que la grande majorité d’entre eux sont construits… en Asie. Il faut, en dernier lieu, des structures de regazéification : selon l’AIE, l’Union européenne devrait ajouter une capacité d’importation de GNL estimée à 40 milliards de m3 d’ici à la fin de 2023. Or, seuls quelque 20 milliards de m3 d’approvisionnement supplémentaire en GNL devraient arriver sur le marché au cours de l’année.
Comme vous le savez, même si les choses se passent plutôt bien aujourd’hui, la crise gazière perdurera en 2023. Selon un rapport récent de l’Agence internationale de l’énergie, si les importations par gazoduc en provenance de Russie tombent à zéro et que la demande chinoise de GNL retrouve son niveau de 2021, l’Union européenne pourrait connaître un déficit offre/demande de 57 milliards de m3, dont environ 30 milliards seraient « gérés » par les mesures aujourd’hui mises en place. Il reste potentiellement 27 milliards de m3 à trouver… ou à économiser.
Globalement, les prévisions économiques pour 2023 annoncent des chiffres de croissance très moroses. L’augmentation du prix des matières premières et en particulier de l’énergie, une inflation galopante, la hausse des taux directeurs continueront de marquer nos économies nationales. L’activité industrielle en est la première touchée. Comment jugez-vous la situation, surtout au vu de la compétitivité de l’industrie européenne ?
On a pu observer au cours des dernières semaines un certain regain d’optimisme en raison de la réouverture de la Chine après la fin de la politique zéro-Covid, mais vous avez raison, les perspectives pour 2023 sont loin d’être favorables. Dans ses prévisions de janvier, la Banque mondiale anticipait une croissance mondiale de 1,7% pour 2023, contre 3,0% attendu 6 mois auparavant et 2,9% en 2022. Aux Etats-Unis comme en zone Euro, la situation devrait être particulièrement difficile avec une progression du PIB de 0,5% pour l’économie américaine et une stagnation pour nous. Plus récentes, les prévisions du Fonds monétaire international sont néanmoins bien plus optimistes avec une croissance mondiale attendue à 2,9% pour 2023 et de 0,7% pour la zone Euro. Les raisons de cette grande morosité sont relativement simples. L’augmentation du prix des matières premières, en particulier celui de l’énergie, ne pouvaient que nourrir l’inflation et, par effet de ricochet, entraîner une hausse des taux directeurs. Il y en a eu 7 au cours de l’année 2022 pour la Réserve fédérale américaine, amenant les taux à un plus haut niveau en quinze ans.
La macroéconomie est une chose, l’activité industrielle en est une autre et je souhaiterais insister sur ce dernier point, tant la situation m’apparait aujourd’hui critique. Depuis des décennies, les industries métallurgiques subissent une concurrence écrasante de leurs homologues chinois, je pense tout particulièrement à l’aluminium et à l’acier. Une concurrence qui pourrait éventuellement être bénéfique si elle partageait des règles du jeu communes. Avec la crise de l’électricité que nous connaissons, la compétitivité-prix de nos industries métallurgiques ne pouvait être que menacée, dans ce contexte d’ores et déjà ultra concurrentiel. La longue histoire d’Ilva en témoigne. La situation est tout aussi difficile pour l’aluminium ou pour le zinc européen avec des fermetures forcées à l’automne dues à l’explosion des prix de l’électricité. Je pense ici à Aluminium Dunkerque mais également au site de Dudelange, même si la situation est différente. C’est aussi la fin de la dernière fonderie d’aluminium en Slovaquie. Pour l’aluminium et d’après les données de l’International Aluminium Institute, la production d’Europe centrale et de l’Ouest a chuté de plus de 12% sur les onze premiers mois de 2022, alors même que l’offre a crû de 1,5% dans le monde et de 3% en Chine. L’accord obtenu le 13 décembre dernier sur les grandes lignes de son mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (MACF) permettra-t-il réellement de protéger l’industrie européenne tout en renforçant sa décarbonation ? Cela n’est pas certain.
Pour vous, une piste de solution face aux bouleversements que connaissent les industries, serait de développer une solidarité de filière. Pouvez-vous exposer votre pensée ?
Les industriels ont tous subi, depuis 2021, la hausse du prix des intrants, dans un contexte de très grande incertitude. Le réflexe, dans cette configuration, est de tenter de reporter tout ou partie de cette hausse sur l’aval, jusqu’au consommateur final expliquant ainsi ce qu’il est convenu d’appeler l’inflation par les coûts. Il nous faut pourtant rappeler ici la notion même de filière qui trop souvent est définie à l’aune de critères géographiques et sectorielles sans référence aux fonctions économiques que celle-ci doit assumer. Une filière doit notamment répartir au mieux le risque de prix associé à la production, à la transformation et à l’utilisation d’une matière première en fonction de la capacité financière de chaque intervenant à l’assumer. Si ce rôle ne peut pas être assumé, une fraction du risque, et notamment le risque de prix, doit être portée en dehors de la filière et il y a deux schémas pour cela : par l’intervention des pouvoirs publics via l’instauration de prix réglementés, de subventions, etc. ou par la financiarisation de la filière lorsque celle-ci est très dépendante des matières premières. Cela implique l’apparition de marchés financiers de produits dérivés et son corollaire, la spéculation, ce qui in fine tend à pénaliser les entreprises les plus modestes. S’il ne peut être assumé au sein de la filière ni externalisé, c’est un des maillons de la filière, le plus fragile économiquement, qui disparait. Mes propos sont bien sûr très généraux, mais on comprendra que l’un et l’autre doivent être évité. La solidarité de filière doit permettre de le faire en portant la problématique de la gestion du risque de prix au niveau de celle-ci et non uniquement de l’entreprise stricto sensu. L’affirmer est aisé, le mettre en œuvre est à l’inverse très compliqué puisqu’il s’agit in fine d’accroître la transparence des pratiques contractuelles et de les faire dépendre non d’un rapport de force commercial que de l’intérêt supérieur de la filière en question.
L’Europe affiche des plans ambitieux en matière de transition écologique, notamment pour atteindre le niveau zéro émission d’ici 2050. Depuis la guerre en Ukraine, elle a été amenée à accélérer sa stratégie énergétique. Selon vous, l’UE en appréhende-t-elle tous les enjeux, surtout au niveau des matières premières ?
Je crois ne pas être excessif en affirmant que l’Europe a fait preuve de beaucoup de naïveté et d’incohérence dans la mise en œuvre de sa politique énergétique. Elle ne peut évidemment pas répéter les mêmes erreurs dans la mise en œuvre de sa transition écologique. Celle-ci repose schématiquement sur 4 piliers principaux : l’électrification des transports, c’est-à-dire la promotion des véhicules électriques et la suppression progressive des véhicules à essence ou diesel ; le développement des énergies renouvelables, notamment l’éolien offshore ou le photovoltaïque ; le renforcement des infrastructures de transport d’électricité, notamment les lignes à haute tension et, enfin, la sobriété énergétique, les activités de recyclage et la promotion d’une économie circulaire.
Plus de véhicules électriques signifie plus de batteries dites lithium-ion, qui utilisent du lithium pour l’électrolyte et, dans les batteries Li-ion dite « NMC », du sulfate de nickel, de l’hydroxyde de manganèse et de cobalt dans les cathodes, et du graphite dans les anodes. Ce sont toutes des ressources minérales essentielles. Quant au deuxième pilier, celui des énergies renouvelables, il nous faut développer l’éolien offshore, et celui-ci ne vient pas de rien : il faut des aimants permanents et donc des terres rares, mais également du zinc pour la galvanisation. Pour le photovoltaïque, il faut du silicium. Je ne vous surprendrai pas en vous disant qu’il faut beaucoup de cuivre, voire de l’aluminium pour les infrastructures de transport d’électricité mais aussi dans les véhicules électriques
Vous l’avez compris : la transition écologique est une affaire de métaux et leur demande sera démultipliée dans les prochaines années avec, à la clé, de grands problèmes de disponibilité. Or dans ce domaine, la Chine a, depuis longtemps, plusieurs longueurs d’avance, tout particulièrement dans le domaine de l’extraction et du raffinage des métaux. Face à cette hégémonie, l’Union européenne a réagi, lançant, à titre d’exemple, la European Raw Materials Alliance en septembre 2020, suivie du Raw Materials Act annoncé en septembre dernier par Madame Von der Leyen et visant notamment à la création de stocks stratégiques en lithium et en terres rares ou au développement d’accords commerciaux permettant de sécuriser nos approvisionnements. Ceci se double de mesures nationales. Ceci va dans le bon sens. Pourtant, il me semble que notre stratégie demeure encore aujourd’hui incomplète : elle doit se doter d’une véritable diplomatie des matières premières.
La proposition de directive européenne Corporate Sustainability Due Diligence ne risque-t-elle pas de rendre certaines sources d’approvisionnement inaccessibles en raison de considérations de durabilité et d’équité et, par conséquent, certaines matières premières encore plus rares et plus chères ?
La question de la disponibilité que j’évoquais précédemment répond à des logiques géologiques bien sûr, mais également économiques, environnementales ou sociales. La Commission européenne a effectivement adopté en février 2022 une proposition de directive sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de respects des droits de l’homme et de l’environnement. C’est une excellente chose bien sûr mais encore faut-il que les règles s’appliquent à tous pour éviter que les entreprises européennes soient, seules, à porter ce qui se traduira, à court terme par une moindre disponibilité des ressources, par une hausse des coûts et par une moindre compétitivité des entreprises européennes dès lors qu’elles seraient en concurrence avec des entreprises étrangères ne respectant pas ces critères.
En quoi les relations internationales devraient-elles changer pour rétablir la paix dans le monde et remporter les défis qui se posent à nous ?
Il y a dans la notion même de « sécurisation » des approvisionnements en ressources minérales critiques une ambigüité fondamentale. Elle consacre, en effet, l’idée d’une rivalité inéluctable et croissante entre les nations pour accéder à ces produits de base stratégiques et accepte, en conséquence, l’hypothèse implicite que des conflits interétatiques puissent survenir. Peut-être faut-il croire aux seules vertus du libre-jeu des marchés, et non aux leçons de l’histoire, pour espérer que ces rivalités ne seront que commerciales… et pas territoriales, ou pire !
Ce risque de conflit semble aujourd’hui lointain mais il n’est pas nul. Il faut, pour l’éviter, cette diplomatie des matières premières dont je vous parlais et la pensée stratégique susceptible de l’alimenter, avec pour ambition de répondre aux grands défis de notre monde. Ceci impose de reconstruire une doctrine dans laquelle les matières premières peuvent être perçues comme un élément déterminant de la concorde mondiale. La paix est, dit-on, « un intervalle entre deux guerres » et c’est peut-être pour cela que les facteurs déclencheurs des conflits ont été bien plus étudiés que ceux conditionnant l’entente des nations. Les matières premières ont, de la même façon, avant tout été appréhendées au regard des différents antagonismes qu’elles produisent et non dans leur rapport à la paix. Ce paradigme doit évoluer pour nourrir cette diplomatie nouvelle, ambitieuse et pragmatique. Avec la Communauté européenne du charbon et de l’acier, l’Europe s’est fondée sur la conviction profonde, comme le déclarait Robert Schuman, qu’une toute nouvelle guerre devait être non seulement impensable, mais également matériellement impossible. Il y a urgence à faire revivre cette pensée.